mardi 28 juillet 2009

"Ouvrières des lettres" d'Ellen Constans, éd. Pulim

"Ouvrières des lettres" ce titre bizarre a attiré ma curiosité ! ouvrière = travail répétitif, peu valorisant, obéissance, mais aussi travail soigné... les «lettres» évoquent un travail intellectuel ou de réflexion plus solitaire, au calme...

Le dos de couverture explique que ces ouvrières des lettres sont les centaines de romancières qui ont produit les feuilletons dans les journaux et les petites collections populaires. L’étude porte sur la période de 1870 à 1945 environ. L’auteure, Ellen Constans (1930-2007) était professeure de littérature française moderne et contemporaine à l’université de Limoges.

J’ai espéré aussi que le sujet soit léger et optimiste : si tant de femmes écrivaient, elles le faisaient probablement pour d’autres femmes, ce qui implique pour elles de s’autoriser à lire, de prendre le temps.

Comme il s’agit d’une étude, de nombreux chiffres et des références viennent à l’appui du texte.

Voici quelques-uns des thèmes explorés par Ellen Constans :

- le milieu d'origine des auteures, leur condition d’exercice et d’existence (finances, contrat, retraite, vie familiale),

- la question complexe et passionnante des pseudos, féminins ou ... masculins, ou l'utilisation du vrai nom, de celui du mari...

- la manière dont ces productions «légères» qui rencontrent vite le succès... sont pensées et orientées comme un puissant instrument «d’éducation populaire» par le pouvoir - religieux ou laïc - détenu par les hommes,

- la production considérable et l’oubli de ces écrivaines : romancières populaires laïques et romancières populaires catholiques,

- leur contribution à la vie de générations de jeunes filles et de femmes à travers des magazines comme «la Veillée des Chaumières», «Bonne Soirée», «le Petit Écho de la Mode», les collections Stella ou Fama qui ont fait tenu en haleine et fait rêver nos grands-mères et arrières-arrières grands-mères ...

Bien entendu l’auteure cite de nombreux passages de journaux de l’époque, critiques, moralistes, etc ...


Extraits :

>> «"le succès de la littérature féminine actuelle a été foudroyant : il nous a tous surpris, il nous a tous mortifiés, il nous a tous un peu humiliés [...] Les écrits signés de noms féminins jouissent d’une faveur exceptionnelle dans l’esprit du public"» (extrait de «Nos femmes de Lettres, Paris», 1909)

>> «Directeurs de presse et éditeurs bien pensants ouvrent donc leurs portes aux femmes qui veulent écrire dès les débuts de la IIIe République (1870) et déjà plus tôt, en fait. Dans leur esprit ... la femme pousuit la mission éducative qui est la sienne par nature lorsqu’elle se met à écrire des romans : on peut non seulement le tolérer mais même l’encourager en canalisant l’écriture dans la bonne direction ; c’est à dire selon la morale et la religion catholique. D’autre part, comme il est entendu que la faiblesse et la frivolité des femmes les portent vers les lectures faciles et que leur imagination se complaît dans le romanesque, il faut aussi tolérer la lecture des romans en désamorçant les dangers moraux potentiels. Ces questions ... ont fait l’objet de débats au sein des instances de l’Église ...»

>> «La situation des romancières laïques feuilletoniste de la Belle Époque ou signataires de petits romans de 1920 à 1940 qui enchaînent les titres les uns aux autres est claire : ce sont des auteures professionnelles pour qui publier des romans est un gagne-pain et un métier. Beaucoup de romancières catholiques dont les textes paraissent en feuilleton puis en volume dans les collections pour les mères de familles et leurs filles, sont dans le même cas...»

>> «La plupart des romancières populaire se concentre sur l’écriture romanesque : le rythme de leur production explique qu’elles y soient totalement absorbées, d’autant que la concurrence masculine, très forte, les repousse des milieux journalistiques. Contraste net et significatif : elles sont pratiquement rivées à l’écriture romanesque alimentaire, ce qui en dit long sur le rang du métier dans la hiérarchie des professions de l’écriture et sur elur statut parmi les femmes.»

>> «L’adhésion à la SGDL (sté des gens de lettres) est une démarche quasi nécessaire pour nos romancières puisque la SGDL s’occupera de placer leurs textes, de gérer leurs droits, et leur assurera une (mince) pension lors de leur vieillesse, elle l’est encore davantage pour les provinciales et toutes celles qui connaissent mal les milieux de la presse et de l’édition, les circuits de diffusion et les conditions d’un contrat. Nombreuses sont à cet égard les lettres où elles se plaignent de la malhonnêteté présumée d’un éditeur ou d’un patron de presse ; parfois elles en arrivent même à mettre en doute la diligence de la SGDL. La lecture des déclarations de parrainage et des rapports sur leurs candidatures est par ailleurs significative de l’opinion que des écrivains confirmés, des hommes en général, se font de ces nouvelles venues et aussi de la conception qu’ils ont de la littérature.

>> «Les confrères sont décidément durs pour ces romancières et ces romans bien-pensants, même lorsqu’ils partagent leur vision du monde et de la société ; ils pensent sans doute, sans oser l’écrire, qu’elles seraient mieux à leur place dans leur foyer. Les romancières populaires laïques ne sont guère mieux considérées. Nous l’avons vu pour les plus anciennes ; entre les deux guerres et même dans les années qui ont suivi la Libération, le regard de leurs confrères et consoeurs ne s’est guère adouci. Pour un rapport élogieux, que de jugements réticents, de moqueries et d’ironie à peine voilée !»

>> «Il nous semble que l’attitude des rapporteurs, eux-mêmes romanciers populaires, est souvent proche de celle que l’on a pu noter chez beaucoup d’ouvriers et de syndicalistes d’avant 1914 à l’égard de l’entrée des femmes dans le monde du travail : sous couvert de protection d’un être faible, inapte à affronter la dureté, la pénibilité, la promiscuité de l’atelier, du bureau ou de l’usine, on le confine dans la sphère de la famille. Les romanciers populaires veulent détourner des concurrentes sous couvert d’un certain paternalisme : surtout, me parait-il, ils mettent en doute les capacités intellectuelles des femmes à réaliser une oeuvre d’écriture, fût-elle populaire. Peur de la compétition et sexisme se mêlent dans le non-dit, sous le dédain et la condescendance affichés. Pour leurs confrères comme pour les éditeurs, les femmes qui écrivent sont, à quelques exceptions près, un prolétariat des lettres qu’il faut contenir dans une condition subalterne.»

Cet extrait que je trouve particulièrement attachant :

>> «Bien sûr ce n’est pas ainsi que j’imaginais ma vie de "femme de lettres" lorsque, tout enfant, j’avais déjà choisi cette carrière qui était la seule qui m’attirait vraiment. Je n’y suis venue que contrainte par les évènements de ma vie et dégoûtée d’écrire de vraies oeuvres que les éditeurs me retournaient avec beaucoup de compliments et leurs regrets de ne pouvoir pour le moment, etc., etc., Mais au fond cela m’amuse. J’écris très facilement et très vite et je me dis souvent que si je peux contribuer à donner l’amour de la lecture aux femmes simples qui sont obligatoirement mon public, ce n’est déjà pas si mal. D’autant que je me suis toujours efforcée de ne pas me moquer de ce public et de lui donner un peu mieux que ce qu’il attend» (lettre écrite en 1974 par une romancière entrée dans la carrière après 1945, et qui signe entre autres «France Noël», «Huguette Gille», «Anne Claire» etc...)

"Ouvrières des lettres" d'Ellen Constans, éd. Pulim (2007), 177 pages, 25 euros, ISBN : 978-2-84287-440-7.